Dans notre série d’articles « Jeter les dés ne me suffit plus » , après l’introduction Pourquoi le gameplay est important puis les trois premières parties Définir le gameplay , Paramètres de gameplay & jouabilité et L’agentivité et le système-monde, voici le quatrième article où on commence à mettre les mains dans le moteur pour causer de game-design

4] AU HASARD DES JEUX

Cette chasse au gameplay dans la jungle touffue du jeu de rôles est une entreprise de longue haleine : si vous êtes là depuis le début, déjà, je vous en remercie. On a maintenant suivi différentes pistes pour tenter d’identifier l’animal et grimpé quelques hauteurs théoriques pour repérer notre proie : il est presque temps de s’enfoncer dans les sous-bois de la mécanique de jeu pour approcher l’animal.
Mais vu le nombre de notions abordées depuis le début, accordons-nous un petit bivouac explicatif, ne serait-ce pour rassembler notre équipement conceptuel en récapitulant un peu…

En Français, le « jeu » peut désigner deux choses : d’une part l’objet mental et/ou physique avec lequel on joue, et d’autre part le divertissement qu’il génère, l’activité consistant à jouer avec ce jeu. Ça produit un paquet de confusions, mais elles peuvent être assez aisément dissipées si on utilise l’Anglais comme détrompeur, puisque cette langue-là distingue l’objet, « game« , de son utilisation, « play« .
→ Depuis sa parution, j’ai ajouté une note à ce sujet dans le premier article.

Un jeu est de fait une construction essentiellement virtuelle : dans sa plus simple expression, il n’est fait que de règles, des instructions arbitraires conçues pour orienter l’activité vers le fameux but du jeu, donc lui donner un sens, et encadrer l’action des participants.
Ces règles peuvent alors être explicites, transmises aux joueurs pour qu’ils les respectent, ou implicites : dans les jeux plus complexes, elles s’apparentent alors à des mécanismes, des ressorts internes qui assurent le fonctionnement et produisent des effets variés, mais qui ne sont découverts par les joueurs que s’ils y prêtent attention.
Mais une conceptrice de jeu, elle, va même devoir s’aventurer plus loin dans la mécanique virtuelle…

Lorsqu’un jeu atteint une certaine complexité, il nécessite une interface pour être manipulé, parfois physiquement, et s’appuie alors sur divers supports : des pions, des marqueurs, un plateau, des dés, des boutons et un écran, des fiches… et des règles écrites, c’est à dire non seulement explicites mais enregistrées, compilées en texte et peut-être même illustrées pour être plus facilement transmises, apprises et consultées.
Mais les supports matériels, les documents de références et mêmes les règles explicites ne représentent toujours qu’une mise en forme du jeu : une incarnation tangible donnée à un objet qui reste virtuel par essence, qui ne fonctionne que dans nos têtes, parce qu’il y fait sens.

Ainsi, nombre des mécanismes du jeu, les règles et rouages internes qui assurent son fonctionnement, sont le plus souvent mathématiques ou sémantiques : ils reposent sur des nombres (qui peuvent alors être matérialisés sur des cartes, des dés, des fiches…) et sur des mots, composés en phrases dont le sens produit des règles d’interaction, y compris entre les nombres. Par exemple, si un personnage est retiré du jeu quand il tombe à 0 points de vie, l’arithmétique ne suffit pas à produire l’effet : elle assure certes le calcul jusqu’à la valeur 0, mais c’est la sémantique qui indique le résultat, qui signifie la conséquence « alors ce personnage dégage« .
La mécanique des jeux ressemble en cela au code informatique : on emploie un langage pour désigner des conditions, des options et des conséquences, que l’activation par les utilisateurs va déclencher, et dont on va ensuite leur afficher le résultat sous une forme compréhensible par un humain (ce que, de manière intrigante, l’Anglais appelle « display« ).

Là où ça devient quand-même assez tordu, c’est que même le recourt au langage n’implique pas nécessairement qu’un mécanisme sera explicite. Argh.
Ainsi, même quand une règle écrite énonce qu’on peut piocher des ressources jusqu’à épuisement de la réserve, elle ne précise pas nécessairement que l’importance stratégique de la ressource va inciter une ruée des joueurs pour se l’approprier, donc faire l’objet d’une compétition à l’intérieur du jeu.
Cette déduction, comme le choix peut-être laissé aux joueurs de négliger cet aspect-là pour se concentrer sur d’autres ressorts du jeu, appartient déjà au gameplay : l’usage du jeu.
Mais pour reprendre la traque, considérons justement quelques aspects mécaniques…

ÉPREUVE, INCERTITUDE & TENSION  LUDIQUE
La mécanique de jeu peut contenir plus ou moins de rouages et produire des effets parfois franchement complexes, ne serait-ce que par l’interaction entre ses différents mécanismes. Mais on peut déjà en isoler un principe, un dispositif ludique si essentiel qu’il est déjà, à sa petite échelle, une représentation de toute la notion de jeu et un condensé de gameplay : une épreuve.

Ce que j’appelle une épreuve ludique (et dont j’ai déjà parlé dans le Carnet Ludographique #2) consiste principalement en trois choses :
un objectif, qui est l’équivalent ponctuel d’un but du jeu et qui implique généralement un « enjeu », c’est à dire quelque chose à gagner et/ou à perdre,
une difficulté à atteindre cet objectif, qui suscite justement le challenge, la part de défi qui donne son intérêt au jeu et
des moyens d’action, disponibles aux joueurs pour tenter de dépasser cette difficulté.

Pour reprendre mon bon vieil exemple des fléchettes, l’objectif y est simplement représenté par la cible et la difficulté par la distance : si on jouait à une longueur de bras de la cible, on aurait même pas à lancer nos fléchettes pour l’atteindre, il n’y aurait pas de challenge et pas d’intérêt. Tout simplement parce qu’on réussirait à tous les coups.
Ce qui fait justement apparaître l’intérêt du challenge : l’incertitude.
C’est bien parce qu’on ne sait pas si on va réussir que le challenge est un défi, une invitation à nous mesurer à la difficulté. C’est ce qui fait dire à l’écrivain et éditeur américain John Ciardi : « Tous les jeux jamais inventés par l’humanité consistent à créer de la difficulté pour le plaisir. », quand Alfred Capus (journaliste assez rassi déjà cité dans le segment Plaisir & difficulté du Radio Rôliste #49) disait : « Je ne joue pas pour gagner ou pour perdre. Je joue pour savoir si je vais gagner ou si je vais perdre. ».

C’est la formulation la plus basique de la tension ludique, qui fait tout l’intérêt de l’épreuve : la crainte de l’échec et pourtant la volonté d’en courir le risque pour pouvoir, peut-être, gagner. C’est cette tension qui retient l’attention des joueurs et qui les mobilise au jeu, qui les engage à jouer et à s’investir.
(Elle aurait d’ailleurs une valeur toute particulière dans les jeux de rôles parce que, si elle est ressentie par les joueurs, elle ouvre en fait la porte à un autre élan émotionnel bien utile aux jeux de narration : la tension dramatique, celle qui attise cette fois votre désir de connaître la suite d’une histoire. Ça aussi, on y reviendra.)

[ LA RÈGLE 0
Il est une intéressante notion de game-design qui veut que, plutôt que d’entasser n’importe quoi sous le capot d’un véhicule ludique, on puisse évaluer la pertinence minimale d’un mécanisme de jeu par le simple fait que la présence de ce mécanisme produise des résultats plus intéressants que l’absence de mécanisme. Ça semble assez évident, j’en conviens, mais ce n’est pourtant pas aussi largement appliqué que ça le devrait et, surtout, ça a une conséquence particulière dans les jeux de narration comme le jeu de rôles : pour que l’histoire avance, le moyen le plus simple de résoudre l’action d’un joueur n’est pas de recourir à la mécanique de jeu, c’est tout connement d’intégrer l’action à la narration.
Vous voulez forcer la porte verrouillée ? Hé ben crac, elle est enfoncée, on peut passer à la suite.
Et si on trouve que ça manque quand-même assez fort de challenge, il suffit alors d’y appliquer des conséquences ludiques et narratives intéressantes : enfoncer la porte relance l’action en attirant les gardes, en déclenchant un piège vicieux ou en s’ouvrant sur une révélation (évidemment) fracassante.
Et si un mécanisme de jeu n’a rien de mieux à offrir que la règle 0, alors il n’est pas seulement inutile, il est encombrant. ]

LE JEU EN ACTION
Une fois suscité l’intérêt des joueurs, le désir d’atteindre l’objectif malgré la difficulté est alors canalisé vers le troisième aspect de notre épreuve ludique : les moyens d’action mis à disposition des joueurs. Et là, si vous avez un peu suivi ce que je raconte depuis le début, vous devriez commencer à repérer les empreintes toutes fraîches de l’animal gameplay

Ce désir d’agir, excité par la tension ludique, se traduit évidemment par la volonté d’influencer l’issue de l’épreuve : c’est comme ça qu’on relève le défi, c’est comme ça qu’on s’investit, c’est comme ça qu’on peut gagner et donc, à bien des égards, c’est comme ça qu’on joue. Face au défi de la difficulté, c’est à travers ces moyens d’action que se traduit la réponse des joueurs, l’activité du jeu : qu’il s’agisse de lancer de son mieux une fléchette sur une cible, de presser fébrilement les boutons pour détruire un monstre de pixels ou de planifier sa stratégie avant d’abattre ses cartes dans un rire sardonique, c’est bien l’action et même l’effort des joueurs qui suscite l’agentivité et qui met en œuvre le gameplay, qui en fait représente rien moins que leur participation effective au jeu.
Et pour que cette participation ait un sens, pour que le challenge existe et pour que l’action des joueurs présente un intérêt ludique, il est donc indispensable que les joueurs exercent une influence sur le jeu. Il faut qu’ils puissent peser sur le résultats de leurs actions, ne serait-ce qu’en choisissant parmi des options, en calculant ses risques ou en inventant une tactique, en s’évertuant à maîtriser la fléchette ou la manette, en un mot en produisant un effort pour vaincre la difficulté.

C’est tout simplement ce qui justifie l’existence de mécanismes dans le jeu : traduire le pouvoir des joueurs. Alors, pour manifester ce pouvoir de jouer et stimuler l’agentivité des joueurs, le jeu de rôles, ce parangon du système-monde et du libre-arbitre ludique, après plus de 40 ans d’évolution depuis qu’il fut enfanté du wargame, profitant de son extrême virtualité, de son intensité narrative et de son aisance à incorporer les multiples artefacts développés pour le jeu de plateau, le jeu vidéo et les jeux de cartes, pour satisfaire l’exigence revendiquée des rôlistes, par le travail acharné de ses héroïques concepteurs dont les noms et les théories agitent tant de discussion parmi notre communauté, le JdR donc a produit cette merveille d’action ludique qui consiste à jeter les dés pour tirer les résultats au hasard !?!?
Excusez-moi de vous demander pardon mais est-ce que, par hasard, ON SE FOUTRAIT PAS UN PEU DE NOTRE GUEULE, LÀ ?

Et alors là, attention, comprenons-nous bien : je ne rejette pas en bloc la notion de résolution aléatoire, même pas l’idée un peu simpliste de résolution des actions. Il y a non seulement de bons usages de l’aléa en JdR, mais jeter des dés peut produire plein de tension ludique et de mécanismes intéressants quand on décide d’exploiter le principe.
Mais si ‘jeter les dés ne me suffit plus’, mais alors plus du tout, c’est pas seulement passqueuh ça m’énerve moi-perso qu’un #¤%µ& de bout de plastique décide à lui tout seul si mon action en jeu va avoir des conséquences positives, négatives ou -pire encore- pas de conséquences du tout. C’est parce que, en tant que joueur qui voudrait qu’on accorde un peu d’attention à son agentivité, en tant que MJ qui tient à en accorder à ses joueurs, en tant que consommateur qui paye assez cher pour un produit sensément fonctionnel et -occasionnellement- un concepteur de jeux qui trouve effectivement légitime de se sortir les doigts du cul pour tenter de satisfaire la clientèle, je trouve que non seulement les rôlistes mais carrément cette merveille ludique qu’est le jeu de rôle méritent mieux que ça, mieux que « bah jettes un dé, on verra bien si t’y arrives« .
Je trouve même que le jeu de rôle exige mieux que ça. Ne serait-ce que pour se mettre un tantinet en conformité avec toutes ses hautes ambitions.
Mais il ne suffit pas que je m’énerve pour démontrer mon point de vue : quand on veut remettre en question une mécanique, il faut la démonter

ALÉA SA PERTE
S’il y a de multiples justifications à la prédominance de la résolution aléatoire dans nos mécaniques de jeu, et même si on peut en tirer des mécanismes qui dépassent de très loin l’exigence minimale de la règle 0, se contenter de l’aléa comme principal mécanisme des jeux de rôles, c’est un peu comme de concevoir un circuit de Formule 1 pour le seul usage des voitures à pédales.
Laissez-moi enfoncer le clou -et quelques portes ouvertes- en réponse aux arguments rôlistes qu’on m’oppose le plus à ce sujet (attention, ça va un peu causer de maths)…
→ Si ça vous intéresse, il y a une pleine page Wikipédia sur les probabilités en JdR…

► « Les dés sont la seule vraie source d’incertitude. »
Nope, pas du tout. Les dés font un bon générateur aléatoire, mais un paquet de cartes battues, pierre-papier-ciseaux et autres jeux de comparaisons « plus ou moins au hasard » (car, figurez-vous, il existe des stratégies statistiquement probantes pour gagner à pierre-papier-ciseaux, donc ce n’est plus vraiment du hasard), les osselets, les runes, les jeux d’attritions aux scores constamment réactualisés, le fait de comparer une valeur connue à une valeur cachée ou même l’imprévisibilité des conséquences (voir l’exemple de la porte effectivement enfoncée sur simple demande) sont déjà des facteurs d’incertitude importants.
Par exemple, face à une porte fermée, même s’il est établi qu’elle s’ouvrira pour peu que le personnage ait un score de Force suffisant, le simple fait d’ignorer le seuil de réussite produit déjà l’incertitude et amène la possibilité de l’échec. Si en plus la différence entre ce score du PJ et le seuil de résistance de la porte peut produire des conséquences imprévisibles (la porte cède au premier contact et le PJ est projeté à l’intérieur par l’élan, la porte cède à moitié et il subit des dommages en l’enfonçant…), l’incertitude augmente encore.
Tout ça sans le moindre moteur aléatoire.
Si votre but est de susciter la tenson ludique en générant de l’incertitude, il existe donc des tas de moyens au moins aussi efficaces que les dés, beaucoup plus rapides, bien plus faciles à utiliser (à mesurer, à compiler…) et qui ne nécessitent pas de matériel spécifique (et payant).

L’intérêt d’un générateur aléatoire comme les dés, c’est de produire plus que de l’incertitude : des probabilités d’une part, et d’autres part une gamme de valeurs numériques qu’on peut comparer, additionner, diviser etc. (mais qu’on peut aussi obtenir avec des cartes et quelques autres supports). Si votre mécanique a besoin de quantifier, si elle nécessite l’aléa, dés et cartes sont intéressants.
Et si les cartes peuvent être produites spécifiquement pour l’usage du jeu, et peuvent alors produire des effets beaucoup plus variés, l’avantage des dés c’est qu’on part du principe que tous les rôlistes en ont déjà. Ce qui n’est pas nécessairement exact, mais généralement vrai. Vous les avez payés en plus des jeux, par contre, mais ça n’est pas complètement « un hasard ».

► « Les dés, au moins, ils sont équiprobables. »
C’est pas faux, mais ce n’est absolument pas un critère de qualité mécanique, encore moins de gameplay.
D’un strict point de vue probabiliste, l’intérêt des dés est de produire une plage de résultats raisonnablement équiprobables à chaque lancer. Quels que soient le nombre de jets que vous faîtes ou les résultats précédents (et malgré toutes les croyances qui s’y attachent), à chaque fois que vous refaites rouler les dés, les probabilités de chaque ‘événement‘ (ici l’affichage d’un chiffre spécifique) sont remises à zéro et donc, de fait, équiprobables. Les cartes, elles, n’offriraient ce genre de probabilités que si on les remettait dans le paquet pour les battre consciencieusement après chaque utilisation (rien qu’en le disant, on sent comme ça ferait chier).

Sauf que l’équiprobabilité, sans autre facteur de compensation (gammes de résultats compensés, logarithmes, etc.), implique que vous ayez à chaque jet autant de chances de produire des résultats sans grande significations ludiques ou narratives que des réussites, des échecs, des miracles et des catastrophes (dés qu’on ajoute la notion de réussite et échecs « critiques », très répandue). D’un point de vue ludique et narratif, c’est à dire selon les principaux critères qui devraient mesurer la qualité d’un mécanisme de jeu de rôles, c’est complètement idiot : pourquoi diable devrais-je avoir les mêmes chances de produire un résultat inintéressant qu’un résultat dramatique ?
À force de se baser sur l’équiprobabilité, on aplatit la signification en même temps que les occurrences, et ce n’est plus seulement le jeu qui est aléatoire : la narration le devient aussi.

[ PROBABILITÉS « NARRATIVES » ?
Néanmoins, si ce qui nous intéresse est de produire une norme de résultats aléatoires dont certaines occurrences vont s’écarter nettement pour produire non seulement l’incertitude mais carrément l’espérance, la crainte et la surprise, des dés peuvent le faire avec des tirages aléatoires compensés. En clair : on jette plusieurs dés, on additionne les résultats et les résultats de chaque dé est compensé, aplani par les autres dés.
Au final, on produit une plage de résultats où les valeurs « moyennes » sortent exponentiellement plus souvent que les valeurs « extrêmes ». Par exemple, sur 2d6, vous avez 44,45% « de chances » de faire 6, 7 ou 8 (soit une probabilité de 0,4445, quand on écrit correctement une proba), mais 16,67% de faire 5 ou moins (ou inversement « 10 ou plus ») et seulement 2,78% de faire 2 ou 12.
D’un point de vue plus narratif, c’est donc un jet de dés qui fait « presque toujours les mêmes résultats moyens, mais de grosses surprises de temps en temps » (je vous assomme pas avec la loi normale, et les courbes de distribution dîtes « gaussienne »). Là non plus, les joueurs n’ont toujours pas d’influence réelle sur un challenge particulier mais, d’un coup, ils savent beaucoup mieux à quoi s’attendre et le suspens est non seulement préservé, il est carrément affiné. ]

► « Les probabilités sont un bon moyen d’évaluer ses chances. »
Mmmmmh : c’est discutable. Les probabilités sont un bon moyens d’évaluer les chances qu’un événement spécifique survienne sur un grand nombre d’occurrences, et uniquement dans ce cas. Ça a l’air intuitif, mais c’est malheureusement une confusion : parce qu’elles sont conçues pour évaluer de grand nombres, les proba n’ont aucune signification raisonnable d’un point de vue individuel : ni pour une personne, ni pour une action.
C’est d’ailleurs pour ça qu’on les utilisent en wargame : parce que quand un régiment de 250 arquebusiers ouvre le feu sur 380 hallebardiers, il est utile de savoir combien de ces derniers s’effondrent. Et là, le résultats est effectivement mieux exprimé par une probabilité.

Néanmoins, lectrices et lecteurs, quand vous-mêmes entreprenez quelque chose d’incertain, pensez-vous répondre à un modèle probabiliste ? Ou est-ce que vos réussites et vos échecs ne sont pas mieux expliquées par les efforts que vous déployez, les conditions de l’épreuve, la motivation et le calme, l’instinct, l’entraînement et l’habitude, les jours où vous êtes distraits par autre chose, fatigués ou tout simplement « pas dans votre assiette » ? Ne serait-il pas alors plus logique, c’est à dire non seulement plus intuitif, plus cohérent avec le comportement humain et narrativement plus intéressant de mesurer les chances de réussite d’un perso selon son état du moment et les efforts déployés ?
Et puisqu’il existe plein d’autres mécanismes ludiques pour créer et résoudre l’incertitude, pourquoi continuerait-on de croire que les probabilités sont le meilleur modèle ?
Je crains fort que l’ancienne parenté avec le wargame soit vraiment l’unique argument en faveur de l’approche probabiliste. Mais en réalité, l’intérêt ludique des dés n’est absolument pas statistique : il est émotionnel (je finis de clouer des arguments et j’y reviens).

« Le joueur a une influence sur leurs jets de dés par les scores de son PJ. »
C’est inexact : le joueur influence indirectement les probabilités de réussite de l’ensemble de ses jets par les scores inscrits sur sa fiche de perso. Mais d’abord il y a d’autres facteurs (difficultés variables, modificateurs ponctuels, actions impossibles sur l’instant…) et même en détaillant les scores sur la fiche, ces probabilités ne peuvent toujours pas évaluer les chances de réussite d’un individu face à un challenge ponctuel, hein : c’est juste pas fait pour ça.
Quand bien même on admettrait l’argument probabiliste, ça ne signifierait toujours pas qu’un joueur a la moindre influence sur un challenge particulier, ni même qu’il exerce une action sur le cours du jeu : simplement, sur la multiplicité des jets de dés à l’échelle d’une campagne, le 18 en Force de son perso va statistiquement produire plus de réussites qu’un 14. C’est tout.
À la limite, le personnage a alors une relative influence (statistique) sur le cours du jeu à grande échelle, mais le joueur lui ? Non. Pourtant c’est bien lui qui compte quand on parle de gameplay et de challenge, c’est bien lui qui est sensé jouer et relever le défi ludique !

Soyons fous, disons pour déconner que les scores du perso représentent une influence du joueur sur ces chances de succès : quand est-ce que le joueur a une influence sur ces scores ? À la création de perso puis, en suite, marginalement, quand il dépense son XP. Autrement dit, dans l’immense majorité des jeux de rôles : entre les parties.
C’est bien pendant les séances que se déroule l’essentiel du jeu, c’est là qu’on fait des choix, c’est là qu’on affronte l’adversité, qu’on gagne, qu’on perd, qu’on risque sa peau, qu’on la sauve ou qu’on y reste… Mais il faudrait donc jouer sans rien pouvoir à ses chances de succès sur le moment ? Sans pouvoir s’efforcer, négocier, risquer ni sacrifier quoique ce soit, bien souvent sans pouvoir faire de choix stratégique ni apprendre à mieux jouer, sans réelle action sur le jeu, en fait, que de lancer des dés ?!?
C’est pas surprenant d’arriver à une déduction aberrante quand on part d’une hypothèse, fausse, certes, mais avouez que « le joueur n’a d’influence sur ses actions qu’en dehors des séances de jeu« , ça se pose un peu là comme contradiction au gameplay ! Vous imaginez l’engouement pour le wargame ou les jeux de cartes à collectionner si vous pouviez seulement y constituer votre armée ou votre deck, et qu’un moteur aléatoire décidait ensuite du résultat de la partie ?
Mais il est une analogie encore plus frappante. Prenez notre cher RPG vidéo : créez votre perso, baladez vous un peu, équipez-le proprement, optimisez votre tactique par défaut, acceptez une quête… Vous y êtes ? Hé bien maintenant, lâchez la manette : vous répondez juste aux dialogues, le moteur aléatoire se charge de la suite.
Voilà en gros ce que nombre de JdR analogiques vous proposent pourtant comme gameplay.

« Le joueurs influence ses chances de réussite par les modificateurs appliqués à ses actions. »
Ça se réchauffe, mais c’est encore assez faux (désolé).
Pour que des modificateurs manifestent l’influence du joueur, il faudrait que ce soit lui qui les choisissent : malheureusement pour cet argument, dans la très grande majorité des JdR, les éventuels modificateurs aux dés sont accordés par Madame la MJ, selon son arbitrage, qui est peut-être très juste (ou pas du tout) mais qui n’est toujours pas une influence exercée par le joueur.
Pour mettre en œuvre une véritable influence du joueur sur ces fameux modificateurs, il faudrait déjà qu’ils les connaissent tous et qu’il les comprennent clairement (c’est ce qui s’appelle un choix informé). Après quoi il faut encore qu’il puisse, de lui-même, choisir d’entreprendre une action selon des critères précis pour modifier de manière fiable ses chances de succès. Enfin, il faudrait que ces critères multiples, connus et choisis par le joueur, couvre la plus large gamme possible d’actions.
Je vous la fait courte : d’ici qu’on vende les bouquins de JdR avec un manuel de modificateurs à l’usage des joueurs (plein de facteurs, plein de critères auxquels se conformer, pour la plupart des actions possibles), cet argument est invalide en l’état.

Il peut commencer à faire vaguement sens si, par contre, comme chez certains théoriciens « forgiens », on considère que la MJ est incluse dans le système : qu’elle en est un élément quasi-mécanique, un arbitre objectif qui puisse constamment évaluer les variations de chances de succès pour chaque manière d’entreprendre une action. Ah.
Je serais tenté de lui proposer le manuel des modificateurs suscités, mais on va encore m’opposer le « bon sens ». Premièrement, le « bon sens » n’est pas une règle du jeu : c’est une perception plus ou moins communément acceptée de la réalité du monde (virtuel, mais avec le monde réel comme référent principal : les lois physiques, les interactions humaines, etc.). Mais ensuite, une MJ peut elle avoir une perception objective du système-monde tout entier pour évaluer les facteurs influençant toutes une gamme d’action souvent aventureuse dont, justement, la plupart des rôlistes n’ont pas d’expérience directe ?
Déjà, quand on voit les débats à rallonge sur le combat médiéval en armure, on peut se dire que l’objectivité va être dure à trouver rien que pour ce genre d’actions. Si ensuite on tente de l’appliquer à la furtivité (Qu’est-ce qui fait le plus de bruit quand on marche : les chaussures qui frottent ou les planchers qui grincent ? Est-ce qu’on voit mieux la nuit quand on tient une torche ou quand on évite d’être ébloui ?), aux relations interpersonnelles (trouvez-moi quelqu’un qui ait une vision objective de la chose et on en reparle), aux chances de sauter d’un cheval sur un carrosse en marche ou au tir de torpille, ce n’est plus une MJ qu’il vous faut, c’est les Mythbusters. (Mais on y reviendra.)

Notez qu’alors le pouvoir décisionnel du pauvre joueur par rapport aux experts serait assez réduit, hein. C’est une raison de plus d’arrêter de penser le JdR comme un jeu de simulation, et la raison pour laquelle tous les participants doivent pouvoir se référer à des règles communes : c’est l’unique moyen de tous jouer à la même chose.

« Mais les jeux de hasard ont bien un gameplay ! »
Ben non, puisqu’ils ne permettent pas aux joueurs d’influencer l’issue : à la place du gameplay, ils ont du hasard (d’où le nom).
Prenons l’exemple du Bingo.
On commence par y choisir, complètement au pif, des chiffres qui nous plaisent : comme dans toutes les loteries, c’est vraiment l’unique critère car, si le « tirage au sort » n’est pas truqué et que le mélangeur est équilibré, la sélection de n’importe quel numéro est au départ équiprobable (tiens, le revoilà lui). Passé le premier tirage, ça change un peu, puisqu’à chaque tirage, l’exclusion du numéro sorti augmente marginalement mais équitablement les proba sur tous les numéros restants. Mais c’est la seule variable de probabilité : au Bingo comme dans tous les jeux de hasard, il n’y a pas de martingale, pas de choix tactique, pas même de choix vaguement rationnel à faire : tous les chiffres se valent.
Passé ce choix au pif, l’influence des joueurs est telle que vous pourriez quitter la pièce pour ne revenir qu’à la fin de la séance de tirage, vos chances de gagner seraient exactement les mêmes. Je ne sais pas quelle meilleure démonstration on pourrait faire de l’absence totale d’influence d’un joueur sur le cours d’un jeu, le déni total de son agentivité, que de vérifier que l’absence même du joueur ne change rien aux résultats du jeu !

Pourtant, des gens y jouent. Plein de gens. Suffisamment pour que la Française des Jeux fasse dans les 12 milliards d’Euros de chiffre d’affaire annuel, et 159 millions de bénéfices en 2015 (ah ça, c’est autre chose que les ventes de JdR !).
Il y a donc forcément une raison pour laquelle les jeux de hasard procurent du divertissement, et même une forme de plaisir qui peut aller jusqu’à l’addiction : c’est en fait la même raison pour laquelle on aime tellement jeter les dés. Mais elle n’a rien à voir avec le gameplay ou l’agentivité, c’est même complètement l’inverse…

« Mais moi, j’aime jeter les dés ! »
Croyez-le ou non : moi aussi. Dire que ça ne me « suffit plus » ne signifie pas que je n’aime plus le faire, simplement que je veux autre chose en plus (du gameplay et de l’agentivité, donc).
Et si tout le monde n’a pas le même degré de sensibilité au roulement du plastique sur la table en formica, le bruit, le mouvement, les couleurs, l’agitation, l’attente et, soudain, la révélation, ça nous excite tous un minimum. Dans la plupart des cas, ça nous excite même un maximum. Certaines personnes en oublient l’heure et, s’il leur est permis de parier, ils y laisseraient leur chemise, leur bagnole et plus encore.

Car si le jet de dés est très insuffisant pour produire un gameplay, le roulement des dés est, lui, une splendide incarnation sensorielle de la tension ludique : parce qu’ils roulent et cognent comme de petits tambours avant une exécution miniature en place de Grève, parce qu’on y peut plus rien une fois les dés jetés (« Alea jacta est !« ) et parce que ça prend juste assez de temps pour qu’on se tende comme une corde d’arc elfique dans l’attente du résultat, salvateur ou fatal. Pendant que les dés roulent, tout se joue, tout est joué, rien ne va plus, tout est possible : c’est fascinant. Et comme on ne peut plus rien faire, rien n’a plus d’importance que de scruter les polygones de plastique jusqu’à l’arrêt complet du véhicule de tension ludique, qui délivrera la sentence attendue.
Le roulement des dés, c’est du suspens cristallisé !
C’est même pas la peine de s’emmerder avec les puissants processus psychologiques en jeu, il n’y a que la poésie pour rendre justice au phénomène.
De là tous les mythes, les croyances rôlistes sur la chance et la malchance, le destin vengeur et même l’importance esthétique des dés, le fait de s’acheter les siens propres parce qu’on les trouve beaux, qu’on veut les posséder, tenir notre destin au creux de la main.

Et si l’impact émotionnel est bien le seul argument valide en faveur de la résolution aléatoire, fort peu de concepteurs et de joueurs sont prêts à ce passer de cette fascination là.
Coup de bol (haha !), on est pas obligés : avant même de s’aventurer hors de la zone de confort de la résolution (vers la modélisation, par exemple) et sans même lâcher notre précieux aléa comme source d’incertitude, il y a déjà des tas de choses à faire avec la résolution semi-aléatoire…

Enfin, pour autant qu’on comprenne vraiment à quoi et comment on joue au jeu de rôles. Parce que depuis le temps qu’on le traque, on devrait commencer à se demande Où se cache le gameplay du Jeu de Rôles ?